En 2017, l’autorité américaine de régulation des télécoms votait de nouvelles régulations en matière de gestion du trafic internet, qui enterraient le principe de neutralité du net qui avaient été mises en place au cours de la présidence précédente. Ce revirement de position s’était fait à l’époque sous l’impulsion du nouveau dirigeant de la FCC, Ajit Pai, nommé à ce poste par Donald Trump. Si le changement de bord en matière n’avait pas surpris grand monde, Ajit Pai étant un des fervents opposants au principe de neutralité du net, la FCC avait néanmoins suivi la procédure classique pour y parvenir, qui impliquait notamment l’ouverture d’une consultation publique. Celle-ci avait connu un succès assez impressionnant, pour ne pas dire suspect, récoltant plus de 22 millions de contributions et posant de sérieuses difficultés aux serveurs de la FCC, qui peinaient à tenir la charge.
Des moyens conséquents…
Ils auraient sûrement pu encaisser le trafic sans trop de peine si seules les contributions légitimes avaient été enregistrées : dans un rapport publié par le bureau du procureur général de New York, on apprend ainsi que pas moins de 18 millions de contributions enregistrées dans le cadre de cette consultation étaient complètement fausses. Ces contributions ont été réalisées de manière automatisée en utilisant des profils falsifiés, parfois à l’insu des personnes dont l’identité était usurpée, parfois en créant de toutes pièces des identités pour pouvoir publier sur le site de la FCC.
Le rapport de la procureur explique avoir identifié deux campagnes différentes, l’une visant à pousser des arguments anti neutralité du net et l’autre des arguments pro neutralité du net. La campagne contre la neutralité du net était orchestrée selon le rapport par plusieurs fournisseurs d’accès et géants américains des télécommunications, ainsi qu’un regroupement d’organisation du secteur. Cette campagne, désignée sous le nom de Broadband for America, a permis de générer plus de 8,5 millions de commentaires opposés à la neutralité du net sur la consultation ouverte par la FCC. L’objectif de cette campagne était clair, mais l’implication des entreprises du secteur des télécoms l’était bien moins : « L’effort visait à créer l’apparence d’une opposition populaire généralisée aux règles existantes de neutralité du Net, ce qui – tel que décrit dans un document de planification de campagne interne – aiderait à fournir une «couverture» pour l’abrogation proposée par la FCC » rapporte l’enquête du bureau du procureur.
Pour y parvenir, les organisateurs de la campagne se sont appuyés sur trois sociétés spécialisées dans la génération de « lead » à destination de l’industrie publicitaire. Ces « leads » sont un terme utilisé pour désigner la génération de profils à partir d’informations collectées sur les internautes par différents sites. Dans ce cas précis, six sociétés spécialisées dans la génération de « leads » ont ainsi mis à la disposition des organisateurs de la campagne des identités, noms et adresses d’internautes collectés dans le cadre de diverses opérations marketing, qui ont ensuite été utilisées pour signer des contributions opposées à la neutralité du net à l’insu des internautes affectés. Dans un cas identifié par le rapport, l’une des sociétés a également récupéré des informations ayant été rendues publiques lors d’une fuite de données. Le coût total de l’opération a été estimé à 4,2 millions de dollars.
Officiellement, les commanditaires de l’opération n’étaient pas informés des techniques mises en œuvre par les sociétés génératrices de « leads » pour récolter les contributions. Le procureur indique être parvenu à un accord à l’amiable avec trois des sociétés fautives (Fluent, React2Media et Opt-Intelligence) prévoyant des amendes allant de 150 000 dollars à 3,7 millions de dollars. Pour l’instant, ce sont les seules sociétés ayant été inquiétées dans cette affaire, les enquêteurs ayant estimé que les commanditaires de la campagne étaient restées dans le giron de la loi.
… face à une certaine ingéniosité
Face à cela, le rapport du procureur a également identifié une campagne de fausses contributions cette fois-ci en défense de la neutralité du net. Mais celle-ci n’était pas le fait d’acteurs industriels, mais d’un jeune homme de 19 ans qui est parvenu à générer de manière automatique des faux profils grâce à un logiciel dédié. Le rapport estime que celui-ci est parvenu à générer pas moins de 7,7 millions de fausses contributions par ce biais. « L’étudiant a soumis chacun des 7,7 millions de commentaires sur le site Web de la FCC, un par un, à l’aide d’un logiciel capable de soumettre rapidement des commentaires sans interaction de l’utilisateur. Les systèmes gouvernementaux avaient peu de garanties en place pour détecter ou empêcher des millions de soumissions d’un seul individu. » Le rapport indique avoir également identifié 1,6 million contributions supplémentaires pro-neutralité falsifiées, sans pouvoir attribuer l’origine exacte de ce second groupe. Mais le budget total de la campagne des « pro-neutralité » semble infiniment plus réduit que celui mis en œuvre pour la campagne des « anti-neutralité ».
Difficile de penser que le nombre de contributions aurait pu changer quoi que ce soit à la décision finale, prise par un vote des cinq commissaires de la FCC, à l’époque dominée par les républicains. Mais la consultation a contribué à attirer l’attention du grand public sur ces questions. Ce rapport montre les jeux d’influence et les sommes importantes qui peuvent entrer en œuvre dans la régulation des télécoms aux États unis, et risque fort de jeter le doute sur les futures tentatives de consultations publiques menées par les autorités américaines. Le rapport du procureur suggère ainsi plusieurs évolutions légales et réglementaires visant à mieux encadrer ces pratique. Le sujet n’est néanmoins pas clos : Ajit Pai a cédé en début d’année la direction de la FCC à Jessica Rosenworcel, nommée par le président démocrate Joe Biden. Et la possibilité d’un nouveau changement sur les règles en matière de neutralité pourrait donc revenir sur la table à l’avenir.
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