
Depuis le début avril, on parle beaucoup d’une application
mobile, nommée StopCOVID. Elle permettrait de mieux suivre les personnes
infectées et d’anticiper les possibles foyers de contamination. Son rôle serait
prépondérant pour assurer l’« après », soit le déconfinement et le
retour « à la normale ». Les échanges, notamment sur les réseaux
sociaux, à propos de cette appli sont nombreux, le long du spectre complet
entre l’onanisme intellectuel et le complotisme 24 carats.
Finalement, cette appli cristallise les manquements et les
craintes que nous avons, non seulement pour nous-mêmes et nos proches, mais
également pour notre société française et européenne. Dans mon confinement, mon
ancienne vie de recherche en génétique de l’évolution et en microbiologie a
croisé mon actuelle vie dans le domaine de la sécurité du numérique et des
politiques publiques liées.
Et ce croisement a eu les mêmes effets sur moi qu’il y a des
années : l’approche analytique pour concilier des compréhensions de la
complexité si distinctes et si entremêlées. Oui, des scientifiques peuvent
parler de politique. Oui, des experts techniques doivent pouvoir pleinement
participer à la création de règles de vie en société.
Stratégie vs. outils : le sage, la Lune, le doigt
Alors, oui, StopCOVID est un excellent prétexte pour parler
de ce qui manque : un débat public sur la sortie de crise. La sortie de
confinement n’est pas une sortie de crise, je regrette. Une fois le
déconfinement amorcé, il faudra redoubler de vigilance et persévérer dans les
efforts de solidarité et sanitaires. Quand on parle de crise, on parle d’une
rupture de l’équilibre d’une organisation. Lorsqu’il s’agit de sortir de la
crise, il est question d’élaborer des stratégies de sortie, idéalement par le
haut, et d’anticiper le nouvel équilibre. De façon plus prosaïque, il faut
limiter la casse et comprendre que le système ne sera plus comme avant.
Cette réalité – désagréable, anxiogène même, – est vitale à
appréhender pour avancer. Il est évident que le temps psychologique diffère
d’une personne à l’autre. La crise sanitaire que nous traversons est d’autant
plus significative qu’elle n’affecte pas juste une boîte ou une administration,
mais notre société tout entière. On peut devenir experts en virologie,
communication de crise, dette publique, etc. en une nuit et en faire profiter
nos followers tant qu’on ne perd pas de vue un objectif et un seul : pour sortir
par le haut, il faut faire société.
Eh oui, un nouvel équilibre émergera à la fin de la crise. Les
limitations de libertés publiques que l’on subit actuellement se justifient par
l’efficacité des mesures sanitaires (confinement pour endiguer la propagation)
et l’absence d’autres moyens (vaccin, traitement pouvant permettre un fonctionnement
normal en présence du virus). Nous sommes dans un entre-deux. A quoi
ressemblera la suite ne dépend que de nous. Est-ce qu’on pourra de nouveau
arborer fièrement les valeurs démocratiques et européennes de libertés
individuelles et de respect de la personne humaine ? Rien n’est moins sûr
si l’on continue à glisser sur la pente de la peur et de l’enfermement.
J’exagère, trop de lyrisme ? Hold my beer:
florilège, donc, de toutes les menaces à notre démocratie dont beaucoup ont une
origine numérique.
Du technosolutionnisme dangereux
Je parlais de StopCOVID en ouverture. Oui, cette appli
cristallise plein de choses qui ne vont pas. Le contact tracing, appelé
en français « suivi de contact » (et non pas « traçage »),
est une approche fondamentale en épidémiologie. Il s’agit de comprendre le
réseau d’interactions des personnes diagnostiquées positives pour une
infection. Il est tentant et quelque peu logique de se dire qu’on va maximiser
cette approche avec le numérique. C’est l’ambition de l’appli nommée StopCOVID.
Tout va bien jusqu’à ce qu’on se heurte à la
réalité. Je ne répéterai pas ici ce qui a été clairement
expliqué ailleurs à propos de sa précision, des difficultés d’implémentation,
etc. Toujours est-il qu’on a une connaissance douloureuse de ce que l’on ignore.
Cette ignorance est balayée par une vision un peu réductionniste du pouvoir du
numérique. Celle-ci s’accompagne d’une prise de décision publique à huis clos aux
rouages inconnus, de nature à fissurer les bases déjà friables de notre élan de
faire société.
On peut inventer tous les protocoles décentralisés du monde ;
faire tester par des sociétés de cybersécurité indépendantes les garanties
fournies par telle ou telle appli ; écumer le RGPD pour créer le patchwork
juridique auquel adosser la base légale de traitement de données à caractère
personnel ; etc. On peut, mais devrait-on ? Devrait-on mettre une
appli mobile en piédestal là où on ne devrait la voir que comme un outil parmi
d’autres permettant de préserver la bonne santé des personnes ?
La gouvernance du numérique n’est pas une expression
désincarnée
Il y a des années, on a essayé différentes choses de ce
genre-là en Afrique en pleine épidémie d’Ebola. Surprise sur prise : le
numérique seul ne fonctionne pas. Les données mobiles fournies par les
opérateurs permettaient d’estimer
la mobilité humaine sur une échelle régionale (entre différents pays) mais
n’ont pas contribué de façon significative. Cependant, ces données n’ont jamais
été considérées comme seul levier pour combattre l’épidémie ; au
contraire, les séquences
génétiques de virus issues de patients et la recherche biomédicale (physiologie,
traitements, etc.) ont été cruciales pour comprendre et endiguer l’épidémie. La
formation de professionnels déployés sur le terrain à l’échelle hyperlocale a énormément
aidé à consolider le suivi de contact car les gens font ce que le numérique ne
fera jamais : ils comprennent les subtilités socio-culturelles et
cultuelles.
Le diable est dans les détails. Le suivi de contact, permis
ou pas par le numérique, repose sur l’identification préalable des personnes
diagnostiquées. Or, à force de scruter le dispositif technique en vogue ce jour,
on oublie de parler de la capacité de
diagnostiquer et de la précision des tests. On oublie qu’on a affaire à une
maladie émergente de laquelle on ne connaît quasiment rien, même pas si on sera
immunisé après l’avoir contractée. On oublie la stigmatisation
des personnes infectées et on ne pense même pas à l’impact atroce d’une erreur
de statut « infecté ». On oublie l’impact réel, parfois fulgurant, de
tel ou tel usage numérique sur le comportement humain. On oublie qu’un modèle mathématique
n’est qu’une vision imparfaite de la réalité.
Ainsi, les questions fondamentales de gouvernance restent
sans réponse. Des pays ont commencé à faire leurs
propres applis en interprétant
parfois assez librement la notion de liberté individuelle ; l’interopérabilité
est passée à la trappe. Alors, comment faire du suivi de contact quand un
Strasbourgeois ira à Stuttgart pour bosser ? Au-delà de ce morcellement, quelle
est la durée de vie d’une telle appli de suivi ? Si cette durée est
limitée à la durée de la crise, on retombe directement sur la question de
départ : comment définit-on la fin de crise ?
Sortir par le haut : (se) préparer à l’après
ensemble
Qu’adviendra-t-il des données collectées ?
Serviront-elles à « nourrir » la recherche biomédicale pour prévenir
la prochaine crise ? Quand organiserons-nous un véritable débat sur ces
sujets ? Légiférer pour des situations d’exception dans des situations
d’exception s’entend. Différents états de l’UE ont légiféré sur différents
aspects et avec un attachement variable aux principes démocratiques. Ainsi, la Hongrie
a introduit des mesures d’exceptions sans délai de validité et le pouvoir
par décret. Cela signifie que le gouvernement peut à tout moment décider quelle
mesure s’applique sans même consulter le Parlement.
Les limites
du pouvoir sont ce qui devrait nous préoccuper dès qu’on parle de sortie de
crise. Une démocratie ne se résume pas à une élection tous les 5 ans : une
démocratie, ce sont également les contrôles s’exerçant sur le pouvoir. Ces
contrôles viennent de nombreuses institutions dont le fonctionnement doit être
garanti pendant et après cette période. Le Parlement en fait partie. C’est
pourquoi il est essentiel d’organiser le débat de société et le vote à propos
de StopCOVID en France dès maintenant. C’est aussi pourquoi il faut réfléchir
aux raisons et implications du calendrier
proposé par la Commission européenne sur le développement d’une telle appli.
Les esprits eurochagrins diront que c’est l’inertie traditionnelle de l’Union. Mais
on peut aussi voir dans ce calendrier une approche raisonnable, participative, même
transparente.
Ah… et vous savez quoi ? On tend à oublier que
c’est une crise sanitaire qui ne sera résolue que par un renforcement majeur de
la recherche biomédicale. La biologie, c’est la science de la complexité. La
sortie de cette crise sanitaire, le rétablissement d’interactions humaines dépourvues
d’anxiété et le soin à
nos malades est un volet de cette complexité. N’oublions pas que la crise
actuelle est la troisième vague infectieuse d’un coronavirus en moins de 20
ans. L’histoire est écrite par les vainqueurs… et par les microbes. Nous aurons
une nouvelle crise sanitaire ; comment nous y répondrons dépendra de notre
capacité à faire société aujourd’hui et à penser l’après ensemble, à l’aide d’une
boîte à outils dont le numérique fait partie.
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